Le temps sera certainement clément. Le soleil brillera. Peut-être pourrons-nous déjeuner au soleil. Ses rayons nous réchaufferont le cœur mais notre pensée, enfin la mienne, sera avec celles et ceux qui nous ont quittés par la force des choses. Oui, j’ai le culte de la famille ! On ne se refait pas ! Alors cette Toussaint 2016 n’aura rien de commun avec celle de 2015 où un petit cercle de famille s’était reformé ! Que cet instant était magique ! Je me souviens d’un livre « culte » que ma prof de français, Madame MELOT, nous avait fait découvrir. J’en extrait un passage sur « Le Culte des Morts » :
Le culte des morts est une belle coutume et la fête des morts est placée comme il faut, au moment où il devient visible, par des signes assez clairs, que le soleil nous abandonne. Ces fleurs séchées, ces feuilles jaunes et rouges sur lesquelles on marche, les nuits longues, et les jours paresseux qui semblent des soirs, tout cela fait penser à la fatigue, au repos, au sommeil, au passé. La fin d'une année est comme la fin d'une journée et comme la fin d'une vie ; comme l'avenir n'offre alors que nuit et sommeil, naturellement la pensée revient sur ce qui a été fait et devient historienne.
Il y a ainsi harmonie entre les coutumes, le temps qu'il fait et le cours de nos pensées. Aussi plus d'un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler. Mais comment les évoquer ? Comment leur plaire ? Ulysse leur donnait à manger ; nous leur portons des fleurs ; mais toutes les offrandes ne sont que pour tourner nos pensées vers eux et mettre la conversation en train. Il est assez clair que c'est la pensée des morts que l'on veut évoquer et non leur corps ; et il est clair que c'est en nous-mêmes que leur pensée dort. Cela n'empêche point que les fleurs, les couronnes et les tombes fleuries aient un sens. Comme nous ne pensons pas comme nous voulons, et que le cours de nos pensées dépend principalement de ce que nous voyons, entendons et touchons, il est très raisonnable de se donner certains spectacles, afin de se donner en même temps les rêveries qui y sont comme attachées.
Mais ils ne sont que moyens ; ils ne sont pas fin ; il ne faut donc pas aller faire visite aux morts comme d'autres entendent la messe ou disent leur chapelet. Les morts ne sont pas morts, c'est assez clair puisque nous vivons. Les morts pensent, parlent et agissent ; ils peuvent conseiller, vouloir, approuver, blâmer ; tout cela est vrai ; mais il faut l'entendre. Tout cela est en nous ; tout cela est bien vivant en nous. Alors, direz-vous, nous ne pouvons oublier les morts ; et il est inutile de penser à eux ; penser à soi, c'est penser à eux. Oui, mais il est assez ordinaire que l'on ne pense guère à soi, vraiment à soi, sérieusement à soi. Nous sommes trop faibles et trop inconstants à nos propres yeux ; nous sommes trop près de nous ; il n'est pas facile de trouver une bonne perspective de soi, qui laisse tout en vraie proportion. Quel est donc l'ami de la justice qui pense continuellement à la justice qu'il veut ? Au contraire nous voyons les morts selon leur vérité, par cette piété qui oublie les petites choses ; et leur puissance de conseiller, qui est le plus grand fait humain peut-être, vient de ce qu'ils n'existent plus ; car exister c'est répondre aux chocs du monde environnant ; c'est, plus d'une fois par jour, et plus d'une fois par heure, oublier ce qu'on a juré d'être. Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien : les morts veulent vivre ; ils veulent vivre en vous ; ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons.
Extrait de « Propos sur le Bonheur » ALAIN - 8 novembre 1907